Emma Hartvig, photographe suédoise installée à Vienne, a créé « Through the eyes of others » dans les salles obscures de la ville. Cette composition est une narration intimiste – mêlant savamment nudité et liberté – échappant à la sexualisation oppressante du regard masculin.
Dès son adolescence, Emma Hartvig s'initie à la photographie, considérant cette pratique comme un moyen d'illustrer ses émotions et de les figer dans l'image. Elle s'intéresse d'abord à l'autoportrait, puis elle s'emploie à photographier les autres. Pour elle, chaque photo est un indice, une particule sensitive d'une plus grande histoire. Avant chaque séance photographique, elle prépare longuement ses séances de prises de vue, lisant, écrivant et esquissant ses idées pour composer une scène poétique et émotionnelle.
C'est dans la ville de Vienne, où elle s'est installée, qu'est née l'idée de « Through the eyes of others ». Emma Hartvig est tombée amoureuse de la ville autrichienne, de sa beauté mystérieuse et sensuelle. Mais au lieu de se concentrer sur les lieux touristiques, elle a trouvé l'inspiration dans les salles obscures des cinémas de la cité. En ces lieux, elle a commencé un projet ambitieux : sublimer le corps nu des femmes dans un espace sombre, parmi les sièges rouges ou devant l'écran géant – créant ainsi une expérience artistique et performative inédite.
Le pouvoir est détenu par celui ou celle qui observe.
« Au départ, j'ai travaillé avec huit femmes dans un cinéma, devant un public qui les observait à travers les rideaux. C'était une expérience très puissante, car j'ai pu remarquer et capturer l'échange de regards, la confiance et la sensibilité entre ces femmes qui ne se connaissaient pas au départ. Pendant notre collaboration, personne ne parlait, ce qui rendait l'expérience brutale, intense et courageuse de leur part. Finalement, au bout d'un an, j'avais photographié 70 femmes dans presque toutes les salles de Vienne », rapporte Emma Hartvig.
Les correspondances entre son projet et le cinéma muet hollywoodien deviennent de plus en plus fortes. En approfondissant ses recherches sur cette période, elle découvre que de nombreuses femmes étaient réalisatrices, ce qui était étonnant, puisque le médium était dominé par les hommes. La narration sans dialogue, ainsi que les émotions transmises à travers les gestes et les expressions, sont devenues le cœur de son projet.
L'artiste utilise des monochromes tendres, des teintes chaudes et une lumière picturale pour diriger ses modèles avec justesse. Dans ses mises en scène symboliques, les femmes se soutiennent, se touchent et se câlinent pour explorer l'éclat de la sororité. Contrairement aux hommes artistes qui ont exploité la nudité de manière sexuelle au fil des siècles, la photographe veut révéler une complicité non sexualisée ; une vulnérabilité touchante, retrouvée dans le plus simple apparat.
L'artiste rapporte que les femmes qu'elle a photographiées se regardaient avec aisance, exprimant leur liberté et leur confiance regagnée. À travers des jeux de regard, ces femmes interrogeaient leur propre identité et leurs propres sensations. La bienveillance d'une étrangère leur permet de redécouvrir le désir de représentation, en projetant leur corps, leur beauté et leur fragilité dans l'œil émancipateur d'une femme alliée. Le dialogue entre le sujet et la photographe est aussi poignant que le silence parce qu'il permet aux femmes de se réapproprier leur sensualité, d’exprimer physiquement leur assurance et leur aisance naturelle.
Emma Hartvig ou l’éloge de la féminité
La photographe suédoise naît en 1990 à Stockholm. L’artiste est connue pour ses portraits de femmes. Née et élevée en Suède, Emma Hartvig décide de déménager à Londres où elle obtient une licence en photographie à l'Université des Arts. Rapidement, elle commence à travailler pour des clients prestigieux tels que Vogue, Hermès, Dazed, The New York Times, Adidas, entre autres. Après avoir vécu et travaillé dans plusieurs pays européens, elle s’installe finalement à Vienne, en Autriche.
Son travail se caractérise par une esthétique raffinée. Sa démarche est fortement influencée par son désir de comprendre les parallèles entre la solitude, l'intimité et l'identité – à travers son utilisation du sculptural, du performatif et du théâtral. Son activité se concentre principalement sur les portraits de femmes, souvent nues, dans des mises en scène expressives explorant les codes féminins.
La photographe est particulièrement intéressée par l'échange de regards entre les modèles et la manière dont cela peut révéler leur identité et leurs émotions. Les éléments figuratifs et les nus qu’elle exploite et sublime sont une étude continue du pouvoir de la représentation et de l'auto-perception. Son approche sensible et intime de la nudité a été largement saluée, ainsi que sa capacité à capturer la vulnérabilité et la beauté naturelle de ses modèles.
Emma Hartvig utilise essentiellement des techniques de photographie argentique pour capturer l'atmosphère de ses séances photo. Elle joue avec le grain de l'argentique et son onctuosité, comme avec l'intemporalité de son décor imposé. Elle travaille également avec des teintes chaudes et une lumière picturale pour créer des images qui rappellent les peintures classiques.
L’artiste a exposé ses images dans plusieurs galeries en Europe et aux États-Unis, et a publié un livre en 2019, intitulé « The Swimmers » – qui présente une série de photographies de femmes nues nageant dans des piscines. Découvrez ici ses collections « Mother as a muse » et « Women pictured »
Emma Hartvig est aujourd'hui considérée comme l'une des photographes de nu les plus talentueuses de sa génération, et continue d'explorer de nouvelles formes d'expression à travers la photographie.
En parallèle, le cinéma muet, les vertus du silence et l’expression des corps
Dans le cinéma muet, le langage du corps a toujours été un sujet fascinant. De Charlie Chaplin à Buster Keaton, les acteurs ont utilisé leur corps comme principal moyen de communication pour exprimer une gamme d'émotions allant de la joie à la tristesse, en passant par la colère et la peur.
Dans le contexte du cinéma muet, l'expression corporelle revêt une importance capitale, car elle permet de communiquer sans les mots. Elle s’avère cruciale dans la construction de l'histoire et de la narration, ainsi que dans la représentation de la psychologie des personnages. Cette idée a été soulignée par le philosophe Gilles Deleuze, qui a noté que le cinéma muet était le lieu où le corps et le mouvement pouvaient être les véhicules de l'expression pure et immédiate.
Le corps devient également un objet d'études sociologiques – qui se penchent sur les implications culturelles et sociales de son expression. En effet, les représentations corporelles dans le cinéma muet ont été influencées par les normes et les valeurs de la société de l'époque. Les stéréotypes de genre, par exemple, étaient souvent renforcés par les mouvements et les expressions des acteurs.
Cependant, certains cinéastes ont utilisé l'expression corporelle pour défier ces normes et proposer des représentations alternatives. Par exemple, le réalisateur suédois Mauritz Stiller a créé une représentation subversive de la féminité dans son film « Gösta Berling's Saga ». Dans ce film, l'actrice principale Greta Garbo utilise son corps pour exprimer la force et la détermination, allant à l'encontre des stéréotypes de faiblesse associés aux femmes de l'époque.
Enfin, il est intéressant de noter que le cinéma muet a également été marqué par la fascination pour le corps nu. Cette fascination s'exprimait fréquemment dans les représentations de la danse et de l'acrobatie, qui mettaient en valeur les corps des acteurs. Cette attraction a aussi été associée à la scopophilie (le plaisir de posséder autrui par le regard), ou à la jouissance visuelle, qui a été théorisée par les philosophes Jacques Lacan et Sigmund Freud. Il est captivant d’observer ce phénomène en photographie en parcourant l’exposition d’images figées ; pourtant, on ressent les mouvements, on imagine la continuité du geste et l’inclination des postures. Tout cela en silence.
Le silence a bien des vertus lors du processus créatif. Il permet de se déconnecter de l'agitation du monde extérieur, de se concentrer sur ses pensées et ses émotions profondes, et de stimuler l'imagination. Le silence offre également une opportunité de réflexion, d'analyse et la critique constructive de ses idées. En étant en mesure d'écouter notre propre voix intérieure, nous pouvons mieux comprendre nos propres aspirations et nos motivations ; connectés aux autres, le silence nous permet d’établir un contact par des échanges non verbaux, kinesthésiques et visuels, souvent, intenses.
Le silence aide aussi à réduire le stress, l'anxiété et les distractions, en nous permettant de nous concentrer pleinement sur nos travaux créatifs. Emma Hartvig a bien compris ce processus. Le silence est un outil puissant pour encourager la créativité, la clarté d'esprit, les connexions interpersonnelles et la productivité créative.
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